Enquête À Éringhem, l’étrange impunité de la « secrétaire aux 20 ans de stock »
Par notre envoyé spécial dans le Nord — C’est une histoire qui prêterait à sourire si elle ne racontait pas, en creux, la faillite silencieuse de nos mécanismes de contrôle public. À Éringhem, bourgade de 480 âmes perdue dans la plaine flamande, l’hôtel de ville abrite un trésor encombrant : un stock de produits ménagers suffisant pour récurer la commune jusqu’en 2045. Derrière cette montagne de bidons de détergent se cache une affaire de détournement de fonds publics qui vire au cas d’école juridique, révélant l’abyssale différence de traitement entre la délinquance en col blanc du privé et celle de la fonction publique.

Enquête À Éringhem, l’étrange impunité de la « secrétaire aux 20 ans de stock »
Le « casse » du siècle au rayon droguerie
Tout commence par une découverte effarante de Murielle Feryn, la maire du village. En épluchant les comptes, l’élue réalise que sa commune a dépensé la somme astronomique de 155 000 euros en produits d’entretien sur quelques années. Pour une collectivité de cette taille, le budget habituel tourne autour de 3 000 euros par an. Le calcul est vite fait : la commune a acheté pour un demi-siècle de Javel et de crème lavante.
L’enquête a rapidement désigné la coupable : la secrétaire de mairie. Pivot incontournable de l’administration locale, « Sophie » (le prénom a été modifié) avait mis en place un système bien rodé avec le représentant commercial de deux sociétés de nettoyage. Le mécanisme était simple mais dévastateur : des commandes massives, inutiles, passées en usurpant la signature du maire ou en utilisant le tampon officiel en son absence. En échange de ce « grand lessivage » des finances locales, la fonctionnaire recevait des gratifications personnelles : bons cadeaux, parfums, matériel informatique, pour un montant estimé à 12 000 euros.
Dix mois avec sursis et un nouveau poste : le paradoxe pénal
Jugée en octobre dernier, l’ex-secrétaire a écopé d’une peine qui a fait s’étrangler plus d’un contribuable : 10 mois de prison avec sursis. Une tape sur la main, au regard des 10 ans encourus pour détournement de fonds publics. Mais le plus stupéfiant est ailleurs.
Contrairement à ce que la logique voudrait, cette condamnation n’a pas signé la fin de sa carrière administrative. Au contraire, l’agent a été muté dans une autre collectivité voisine, où elle exerce désormais… des fonctions de comptabilité. Elle doit certes rembourser la commune (une dette qu’elle traînera probablement toute sa vie), mais elle conserve son statut, son grade et son traitement.
Comment une telle situation est-elle possible? C’est ici que le bât blesse. En droit de la fonction publique, la condamnation pénale n’entraîne pas automatiquement la radiation des cadres (le licenciement). Pour que l’exclusion soit automatique, il faut que le juge pénal prononce explicitement une interdiction d’exercer une fonction publique à titre de peine complémentaire. Or, dans le cas d’Éringhem, le tribunal s’en est abstenu, peut-être par volonté de ne pas « désocialiser » la prévenue.
Résultat : la fonctionnaire bénéficie du principe de séparation des procédures. Tant que l’administration n’a pas convoqué un Conseil de Discipline pour prononcer une révocation (une procédure lourde, complexe et susceptible de recours), l’agent reste titulaire de son grade. C’est la fameuse « propriété du grade », un concept hérité du XIXe siècle qui protège le fonctionnaire contre l’arbitraire politique, mais qui, dans ce cas précis, confine à l’absurde.
Patron vs Fonctionnaire : le deux poids, deux mesures
L’affaire d’Éringhem met en lumière une fracture judiciaire flagrante avec le monde de l’entreprise. Si cette secrétaire avait été gérante de société ou cadre dans le privé, le scénario aurait été radicalement différent.
Dans le privé, un tel détournement aurait été qualifié d’abus de biens sociaux (ABS). La sanction couperet tombe alors presque systématiquement : la faillite personnelle ou l’interdiction de gérer. Cette mesure de sûreté bannit le dirigeant du monde des affaires pour une durée pouvant aller jusqu’à 15 ans. C’est une « mort professionnelle » immédiate, destinée à assainir le marché.
Pour le salarié du privé qui détourne la caisse, la sanction est tout aussi fulgurante : licenciement pour faute lourde (intention de nuire), sans indemnité ni préavis, effectif sous quelques jours. Pas de mutation, pas de « reclassement ».
À Éringhem, la logique est inversée. Non seulement l’agent conserve son emploi public, mais la commune victime se retrouve aujourd’hui… au tribunal. Comble du cynisme, les deux sociétés qui ont livré les produits (et dont le commercial a corrompu la secrétaire) attaquent la mairie en justice. Elles réclament le paiement d’une facture de 80 000 euros, arguant que les bons de commande, bien que signés frauduleusement, portent le tampon officiel de la mairie.
Une dette pour les générations futures
Aujourd’hui, la commune d’Éringhem se retrouve avec un stock de détergents qui périmera bien avant d’être utilisé, une trésorerie exsangue et des frais d’avocats qui s’accumulent. Les habitants, eux, oscillent entre colère et résignation.
Cette affaire restera comme le symbole d’un système à bout de souffle, où la protection statutaire de l’agent public semble parfois primer sur l’intérêt général qu’il est censé servir. Tandis qu’un patron indélicat est banni de la vie économique, une fonctionnaire condamnée pour avoir siphonné l’argent du contribuable continue, dans le village d’à côté, de tenir les cordons de la bourse publique.

